Photo des frères et sœurs de Jean Chevillard, prise en 1952.

Il est le sixième de la fratrie. L'autre père blanc (le septième) est son frère Gérard.

 

Témoignage de Jean-Marie Humeau,

neveu de Jean Chevillard

 

Propos recueillis par Anne-Laure Filhol

publié le 01/02/2018 dans La Vie numérique

 

Jean Chevillard fait partie des 19 religieux et religieuses assassinés en Algérie, reconnus martyrs le 27 janvier dernier par l'Église catholique. La Vie a rencontré son neveu, Jean-Marie Humeau, prêtre dans le diocèse de Pontoise. Le 27 décembre 1994, quatre hommes du Groupe islamique armé (GIA) assassinaient à Tizi-Ouzou (Kabylie, Algérie) le père Jean Chevillard, ainsi que trois autres pères blancs avec qui il vivait. Jean Chevillard était alors supérieur de la communauté. Né à Angers en 1925, il était le sixième d’une famille de 15. Entré à l’âge de 16 ans chez les pères blancs, il part sur le champ en Afrique du Nord et est ordonné prêtre le 1er février 1950 à Carthage (Tunisie). Il passe la quasi-totalité de sa vie en Algérie. Le jour de son assassinat – jour de sa fête – son neveu, Jean-Marie Humeau (sa mère est la soeur de Jean Chevillard), lui aussi prêtre dans le diocèse de Pontoise, était en vacances chez ses parents, en Anjou. Il témoigne pour La Vie.

 

Quel souvenir avez-vous de cette journée du 27 décembre 1994 ?

Déjà prêtre à l’époque, j’avais 39 ans. Le déroulement des évènements est resté très précis dans ma mémoire : ma soeur nous annonçant la nouvelle entendue à la radio, les pleurs de mes parents, le désarroi général. Mais pour moi, l’annonce de la mort de mon oncle ne fut pas une surprise… La situation en Algérie était très tendue depuis des mois. Le 8 mai 1994, frère Henri Vergès, mariste, et soeur Paul-Hélène Saint-Raymond, petite soeur de l’Assomption, étaient assassiné ; puis ce fut le tour de deux sœurs augustines, soeur Esther et soeur Caridad, le 23 octobre 1994. Il faut aussi rappeler le contexte de l’assassinat des quatre pères blancs : huit jours avant leur mort, un avion Air France avait été détourné par un commando du GIA, finalement intercepté et tué à Marseille. Les représailles ne se sont pas fait attendre : le 27 décembre, Jean Chevillard, Charles Deckers, Alain Dieulangard et Christian Chessel tombaient sous le feu des terroristes, dans la cour de leur centre.

Alors que je lui demandais s’il s’inquiétait, s’il craignait pour sa vie, il m’a répondu : « Non, pas vraiment », et conclu d’un simple et souriant : « À la grâce de Dieu ! »

 

Quand avez-vous vu votre oncle pour la dernière fois ?

Cela devait être en septembre ou en octobre 1994. Je suis d’ailleurs le dernier de la famille à l’avoir vu vivant. Habitant en région parisienne, j’avais l’habitude de faire les allers-retours à l’aéroport lors de ses venues en France. Je me souviens d’ailleurs bien de ce dernier trajet avec lui en direction d’Orly ou de Roissy… Alors que je lui demandais s’il s’inquiétait, s’il craignait pour sa vie, il m’a répondu : « Non, pas vraiment », et conclu d’un simple et souriant : « À la grâce de Dieu ! » Personnellement, j’étais à la fois inquiet et confiant. Cela faisait partie des choses possibles. Ce risque, mon oncle le connaissait et il le vivait avec une grande sérénité, dans un abandon généreux, si je puis dire. Peu de temps avant sa mort, il a d’ailleurs prononcé cette parole : « Je sais que je peux mourir assassiné. Notre vocation, c’est de témoigner de notre foi en terre musulmane. Pour le reste, Inch’ Allah ! »

 

Se rendait-il souvent en France ?

Cela lui arrivait, notamment en raison de ses responsabilités ecclésiales, mais à raison de moins d’une fois par an. Pendant des années, le bateau était le seul moyen de locomotion, ce qui limitait ses venues. Lorsqu’il rentrait en France, il séjournait parfois chez mes parents.

C’est là que je l’ai entendu dire plusieurs fois : « C’est vrai que je risque de recevoir du plomb dans le derrière ! » Ma mère lui répondait alors : « Tant que c’est seulement dans le derrière… »

Nous avons aussi passé des vacances ensemble en Irlande, dans un camping-car, et mon frère et mes sœurs sont parties avec lui en Norvège. Elles racontent à ce propos des batailles de polochon mémorables !

 

Quelle relation entreteniez-vous avec lui ?

Nous ne nous écrivions pas et parlions plutôt lors de nos trajets en voiture, qui étaient l’occasion de bonnes discussions ! Il m’arrivait aussi, souvent, de l’héberger lors de ses venues en France. Je dirais que nous avions une connivence sacerdotale, une vision de l’Église très proche. Je suis le premier de ses neveux à être devenu prêtre – un autre a été ordonné par la suite. Mon oncle était un homme qui ne compliquait pas les choses simples et qui avait un grand sens de l’obéissance. C’est d’ailleurs, entre autres, pour cela qu’on lui avait confié des responsabilités.

 

Qu’est ce que sa proche béatification suscite en vous ?

Une émotion certaine. Je suis impressionné mais, dans le même temps, que des personnes donnent leur vie au nom de leur foi est assez ancré dans mon histoire familiale. Par exemple, une de mes arrières-grands-mères a été assassinée durant de la Révolution de 1794. Considérée comme une martyre, elle a été béatifiée par le pape Jean Paul II. La béatification n’est pas la consécration de choses incroyables accomplies au cours d’une vie. Elle est plutôt la consécration d’une manière d’être jusqu’au bout. Mon oncle a vécu selon l’Évangile, voilà tout, en suivant le Christ : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même » (Lc 10,27).

Dans un pays où les musulmans qui se convertissaient encouraient une condamnation à mort, son attitude était contemplative et non-prosélyte. Il fut ainsi un témoin par sa manière de vivre : aimer Dieu et son prochain.

 

Votre famille a-t-elle eu des contacts avec les moines de Tibhirine après cet assassinat ?

Non. Mais je peux assurer que nous étions dans une grande communion de prière et de pensée.

 

Avez-vous pu vous rendre à ses obsèques ?

Non car, pour des questions de sécurité, il n’était pas recommandé de s’y rendre. J’ai pu aller lui rendre visite quelques années avant sa mort ; je garde par conséquent un souvenir vivant de lui au milieu du peuple algérien. Le jour de ses obsèques, les boutiques de la ville ont fermé. Par ce geste, c’était toute la population musulmane qui manifestait son soutien et sa tristesse.

 

La mort de votre oncle vous a-t-elle fait cheminer spirituellement ?

 

Pendant un certain temps j’ai eu du mal à souhaiter du bien et non du mal à ceux que je désignais comme mes ennemis : les membres du GIA. C’est pourtant bien ce qui nous est demandé dans les évangiles… Lors de l’assassinat d’un proche, on ne peut en rester là, on a besoin d’une porte de sortie. Le Christ me l’a proposée en m’aidant peu à peu à prier pour ces terroristes. À prier pour que les bourreaux découvrent l’amour de Dieu. Car quand on le découvre, on ne peut plus faire de mal à l’autre ainsi, c’est impossible.